Manole


MAÎTRE Manole

ET LE MONASTÈRE D'ARGES

 
Poésie populaire et folklore religieux.
 

Dans un livre paru en 1943, Comentarii la Legenda Mesterului Manole (Bucuresti, Ed. Publicom, 144 pages), nous avons tenté une première exégèse de l'univers spirituel révélé par la célèbre ballade roumaine. Un autre travail, Manole et les rites de construction, est appelé à poursuivre et développer ces recherches sur un plan plus large, intéressant à la fois roumanisants et balkanologues, folkloristes et historiens des religions. Des raisons diverses ayant ajourné jusqu'à présent la publication de ce travail, nous nous proposons, dans les pages qui suivent, d'en esquisser les lignes directrices et d'en signaler certains des résultats.

 

L'étude de la légende du Monastère d'Argesh peut être abordée dans des perspectives différentes, mais complémentaires. Si on laisse de côté les imitations littéraires, les traductions et les adaptations de la ballade recueillie et publiée par Alecsandri ‑ tous aspects qui ressortissent à l'histoire de la littérature et à la littérature comparée ‑ pour se cantonner exclusivement dans les productions folkloriques, plusieurs voies d'approche se proposent au chercheur. 1)Le premier problème est d'esthétique : la valeur littéraire des différentes variantes enregistrées et leur éventuelle comparaison avec les créations populaires analogues de la Péninsule balkanique et de l'Europe danubienne ; 2) vient ensuite le problème historique, avec ses divers aspects : a) la circulation du motif folklorique dans le Sud Est européen et dans l'Europe danubienne ; b) les éventuels emprunts et influences réciproques à l'intérieur de ces zones culturelles ; c) l'identification du «centre d'origine , de la région où la ballade a pris naissance en tant qu'oeuvre poétique. En dehors de ces deux points de vue, qui intéressent surtout les stylistes et les folkloristes roumanisants et balkanologues, il faut tenir également compte : 3) de la perspective propre au folkloriste, qui s'applique à recueillir et à comparer des légendes et croyances analogues chez d'autres peuples européens, alors même qu'elles n'ont pas donné lieu à des créations poétiques autonomes; 4) de la perspective de l'ethnologue, qui considère l'ensemble des rites de construction, attestés un peu partout dans le monde, et s'efforce de les intégrer dans les différentes structures culturelles; 5) enfin, de la perspective de l'historien des religions qui, tout en utilisant les conclusions des folkloristes et des ethnologues, s'applique à retrouver la situation existentielle qui a suscité l'idéologie et les rites de construction, et s'efforce, surtout, de rendre intelligible l'univers théorique fondé par une telle situation.

 

Les recherches de L. Saineanu, M. Arnaudov, P. Skok, P. Caraman, D. Caracostea, G. Cocchiara et D. Gâzdaru ont suffisamment avancé l'étude des ballades roumaines et balkaniques ; on se reportera à leurs travaux pour le détail de l'enquête et pour les bibliographies'. Pour notre propos, il suffira de rappeler très brièvement l'essentiel du dossier : Mânastirea Argesului, publiée pour la première fois par Vasile Alecsandri dans son volume Balade adunate si îndreptate (Iasi, 1852), fut traduite en français par le même auteur, dans ses Ballades et chants populaires de Roumanie (Paris, 1855, Pp. 143‑158)

La version d'Alecsandri étant assez connue, nous sommes reconnaissants à M. N.‑A. Gheorghiu d'avoir mis à notre disposition sa traduction inédite, dont on appréciera les grandes qualités poétiques. (Pour la commodité métrique, le nom de Manolé est transcrit dans la traduction de M. Gheorghiu: Manol).

 
 
I
 
L'Argesh en aval,
Dans le joli val,
Le Prince‑Noir vient
Et il s'entretient
Avec neuf maçons,
Maîtres, compagnons,
Et Manol dixième,
Leur maître suprême,
Afin qu'ils choisissent
Un endroit propice
Sur ses vastes terres
Pour un monastère.
 
Et voici, soudain,
Que sur leur chemin,
Un berger les scrute,
jouant de sa flûte;
Et dès qu'il surgit,
Le Prince lui dit:
 
‑ Petit berger, fier,
jouant de doux airs,
Allant en amont
Avec tes moutons,
Ou descendant l'eau
Avec ton troupeau,
N'as‑tu pas vu là,
Par où tu passas,
Des murs délaissés
Et non achevés,
Parmi des piliers
Et des noisetiers ?
 

‑ Si, Seigneur, j'ai vu

Des murs délaissés
Et non achevés
Mes chiens, quand les voient,
Hurlent et aboient,
Comme s'ils pressentent
La mort qui les hante.
Le Prince l'entend
Et repart soudain,
Suivant son chemin
Avec neuf maçons,
Maîtres, compagnons,
Et Manol dixième,
Leur maître suprême.
 
‑ Les voici mes murs
Donc vous, compagnons
Et maîtres maçons,
Passez aux travaux
Il faut qu'aussitôt,
Ici, vous leviez
Et le bâtissiez
Mon beau monastère
Sans pareil sur terre.
J'offre mes richesses,
Des rangs de noblesse;
Ou sinon, sachez,
je vous fais murer,
Murer tous, vivants !...
 
II
 
Travaillant sans trêve,
Leur grand mur s'élève;
Mais tout travail fait,
La nuit s'écroulait !
Et pendant trois nuits,
Tout croule avec bruit !
 
Le Prince les mande
Et les réprimande
Fâché, furieux,
IL menace et veut
Les murer vivants...
Les maîtres maçons
Et les compagnons

En travaillant tremblent,

 
 
En tremblant travaillent...
Tandis que Manol,
couché sur le sol,
Fait, en s'endormant,
Un songe étonnant,
puis, lorsqu'il se lève,
Il leur dit son rêve:
 
‑ Chers maîtres maçons
Et chers compagnons,
J'ai fait, en dormant,
Un rêve étonnant.
Du ciel j'entendis
Quelqu'un qui me dit
Ce que l'on construit
Tombera la nuit,
jusqu'à ce que nous
Déciderons, tous,
D'emmurer l'épouse
Ou la soeur, venant
Porter la première
Au mari ou frère
A manger demain,
Au petit matin.
 
Donc si vous tenez
A parachever
Ce saint monastère
Sans pareil sur terre,
Il faudra jurer
Et nous engager,
Et qui, la première,
Viendra demain,
Au petit matin,
Nous l'immolerons
Et l'emmurerons !
 
III
 
A l'aube, voici
Que Manol bondit
Et qu'il monte sur
Les restes des murs,
Scrutant le chemin,
Perçant le lointain.
 
Hélas, pauvre maître,
Qui voit‑il paraître ?
Anne, sa chérie,
Fleur de la prairie !
Elle s'approchait
Et lui apportait
A boire, à manger...
 
A genoux, en pleurs,
Il prie le Seigneur
Verse sur le monde,
La pluie qui inonde,
Change les rivières
En torrents sur terre;
Fais que les eaux croissent,
Pour que ma mie, lasse,
Ne puisse avancer !
 
Dieu ayant pitié
Lui obéit et
Fait couler bientôt
Du ciel, l'eau en flots.
Mais, bravant l'averse,
Sa femme traverse
Les eaux, les torrents...
Et Manol soupire,
Son coeur se déchire;
Il se signe, en pleurs,
Et prie le Seigneur
Fais souffler un vent,
Un vent si puissant,
Qu'il plie les sapins,
Dépouille les pins,
Abatte les montagnes
 
Quant à sa compagne,
En bravant le vent
D'un pas hésitant,
Arrive, épuisée.
 
IV
 
Les autres maçons,
Maîtres, compagnons,
Sont tous délivrés,
Là, quand ils la voient.
Et Manol l'enlace
Et, troublé, l'embrasse,
Puis, monte avec elle
Dans les bras, l'échelle
 
‑ Ne crains rien du
Ma chérie, car nous
Voulons plaisanter
Et là t'emmurer !
 
Et le mur grandit
Et l'ensevelit
D'abord jusqu'aux pieds,
Puis jusqu'aux mollets.


 
Et sa pauvre chère
Ne sourit plus guère

 ‑ Manol, cher Manol,

O Maître Manol,

Le gros mur m'étreint,

Et tout mon corps geint !

 
Mais il est muet,

Travaille et se tait.

Et le mur grandit
Et l'ensevelit

D'abord jusqu'aux pieds,

Puis jusqu'aux mollets,

Après, jusqu'aux reins

Et puis jusqu'aux seins.

 

La pauvre Anne ignore

Son but et l'implore:

Manol, cher Manol,

O maître Manol,

Le gros mur m'étreint

Et serre mes seins,

Mon cher petit geint !

Mais le mur grandit

Et l'ensevelit

Des pieds jusqu'aux reins,

Après jusqu'aux seins,

Puis jusqu'au menton,

Enfin jusqu'au front.

Il bâtit si bien

Qu'on ne voit plus rien;

Pourtant il l'entend

Du mur gémissant

Manol, cher Manol,

O maître Manol,

Le gros mur m'étreint

Et ma vie s'éteint !

 
V
 
L'Arges en aval,
Dans un joli val,

Noir, le Prince, arrive

Sur la belle rive,
Faire ses prières
Dans le monastère.

Le Prince et sa garde,

Ravis, le regardent

Vous, dit‑il, maçons,

Maîtres, compagnons,

Dites‑moi, sans peur,

La main sur le coeur,

Si votre science
Peut avec aisance
Faire pour ma gloire
Et pour ma mémoire
Plus beau monastère?
 
Les dix grands maçons,

Maîtres, compagnons,

Sis sur la charpente

Du haut toit en pente,

Répondent joyeux

Et fort orgueilleux

Comme nous, maçons,

Maîtres, compagnons,

Tu ne trouveras
Jamais ici‑bas.
Sache donc, que nous
Pourrons n'importe où
Bâtir sur la terre
Plus beau monastère,
Plus éblouissant
Et resplendissant !
 
Or, le Prince écoute
Et ordonne, en rage,
D'enlever l'ouvrage
De l 'échafaudage,
Afin que les bons
Dix maîtres maçons
Soient abandonnés
Là, sur la charpente
Du haut toit en pente.
 
Mais les maîtres sont
Adroits et se font
Des ailes qui volent,
Ailes d'échandole;...
Un à un descendent,
Mais là où ils tombent
Ils creusent leur tombe.
Or, pauvre Manol,
Le maître Manol,
Tout juste à l'instant
Où prend son élan,
Entend une voix
Sortir des parois,
Une voix aimée,
Faible et étouffée,
Qui pleuve et gémit : ...
‑ Manol, cher Manol,
O maître Manol,
Le gros mur m'étreint

Et serre mes seins …

Mon cher petit geint

Et ma vie s'éteint!

 

Il l'entend si près

Qu'il reste égaré,

Et de la charpente

Du haut toit en pente,

S'écroule Manol.
Et là où son vol
S'écrasa au sol,
Jaillit de l'eau claire,
Salée et amère,
Car dans sa pauvre onde
Ses larmes se fondent!
 

Quelques versions balkaniques.

Dans les ballades néo‑grecques, la construction qui s'écroule chaque nuit est le pont d'Arta. La variante de Corcyre, utilisée par Sainéan, nous montre 40 maîtres et 6o ouvriers travaillant vainement depuis trois ans. Un génie (stoicheion) leur révèle finalement que le pont ne pourra être achevé que moyennant l'immolation de l'épouse du chef des maîtres‑maçons; à cette nouvelle, celui‑ci tombe sans connaissance. Revenu à lui, il écrit un message à sa femme, lui enjoignant de se vêtir lentement et, toujours aussi lentement, de venir assez tard, vers midi, sur le chantier; il confie le message à un oiseau; mais l'oiseau conseille, au contraire, à l'épouse de se hâter. Le trouvant triste et abattu, elle s'enquiert de la raison ; le maître maçon lui dit qu'il a perdu son anneau de mariage sous le pont, elle descend le chercher. C'est alors que les maçons l'immolent. La femme meurt en pleurant son sort : elles étaient trois sueurs, se lamente‑t‑elle, et toutes les trois ont péri de la même façon tragique : une sous le pont du Danube, l'autre sous les murs de la cité d'Avlona, elle, enfin, la plus jeune, sous le pont d'Arta. Elle lui souhaite de trembler comme tremble en ce moment son coeur, et elle forme le vendu que les passants tombent du pont de même que tombent en ce moment ses cheveux . Dans une autre variante, c'est la voix d'un archange qui annonce qu'il faut emmurer l'épouse du maître‑maçon 4. Dans la version de Zacynthe, l'architecte reçoit la révélation en rêve. en mourant, sa femme se lamente qu'une de ses soeurs ait été immolée dans les fondations d'une église, l'autre dans les murs d'un monastère, et elle‑même, la troisième, sous le pont d'Arta 5. Dans une variante de Trébizonde, le maîtremaçon entend une voix qui lui demande: «Que me donneras‑tu pour que le mur ne s'écroule plus ? ». Le maître répond : a Mère et fille je ne peux plus avoir, mais épouse, oui, et peut‑être en trouverai‑je une meilleure » . Il existe des variantes encore plus cruelles, telle la variante de Thrace, où, lorsque l'épouse descend à la recherche de l'anneau nuptial, le maître‑maçon lui crie : C'est moi qui l'ai, mais toi tu ne sortiras plus de là! » '. Ajoutons qu'il n'est pas question d'examiner toutes les versions néo‑grecques, dont le nombre est considérable .

Dans la version macédo‑roumaine, Cântilu a pontulu di Narta, les héros sont trois frères, maîtres‑maçons. Un oiseau révèle à l'aîné qu'il doit emmurer l'épouse du plus aîné. On remarquera un détail, étranger tant au type daco­roumain qu'aux variantes néo‑grecques : la victime implore qu'on lui laisse la poitrine libre, pour qu'elle puisse continuer à allaiter son enfant. Ce trait se retrouve dans une variante d'Herzégovine (la tsigane emmurée sous le pont de Mostar), dans une version de Bosnie (concernant la ville de Tesang) et dans presque toutes les formes serbes et bulgares. Ces dernières comportent l'histoire suivante : Depuis dix ans Maître Manole, avec deux frères, travaille à la ville‑cité de Smilen sans parvenir à l'achever. Un rêve lui révèle qu'il devra sacrifier la première épouse qui arrivera le lendemain sur le chantier. Les trois frères se lient par serment à ne rien dire à leurs femmes, mais Manole est seul à tenir son serment. Lorsque sa femme arrive et le trouve en larmes parce que, dit‑il, il a perdu son anneau de mariage, elle descend le chercher et est emmurée. Elle demande qu'on lui laisse le sein libre pour allaiter son enfant, et peu de temps après une fontaine de lait sourd du mur . Une variante de Trevensko se termine sur cette réflexion de Manole : C'est pour cela qu'il n'est pas bien de faire un serment, car mainte fois l'homme se trompe » .

Les ballades serbo‑croates, recueillies au début du xixe siècle par Vuk Stefanovic Karagié et publiées dans sa collection magistrale de chansons populaires, parlent de trois princes frères qui bâtissent la cité de Scutari. Une fée (Vila) détruit pendant la nuit tout leur travail du jour. Elle découvre à l'un des frères, Vukasin, que la cité ne pourra s'élever que si l'on réussit àtrouver et à emmurer les deux jumeaux, Stojan et Stojana 14. Trois ans durant, un émissaire, Disimir, parcourt le monde sans les trouver. Vukasin reprend les travaux, mais toujours sans résultat. La Vila leur révèle, cette fois, qu'à la place des jumeaux mythiques ils peuvent emmurer la femme de l'un d'entre eux.Le reste se déroule suivant le schémaconnu: les trois frères s'engagent par serment à ne rien laisser soupçonner à leurs femmes, mais le plus jeune, Gojéo, est seul à tenir parole et sa fidèle épouse finit par être emmurée. Elle implore qu'on laisse a une petite fenêtre à son sein de mère » pour qu'elle puisse allaiter son enfant, et une autre fenêtre devant ses yeux pour qu'elle voie la maison 15. La ballade de la cité de Scutari est également connue chez les Albanais 16.

 

Enfin les versions hongroises nous montrent douze maîtresmaçons qui travaillent à bâtir la cité de Deva. Le maître Clemens décide de sacrifier la première épouse qui viendra le lendemain apporter leur repas. Il n'y a pas d'éléments surnaturels (génie, fée, archange, rêve) ni de serment des maîtresmaçons. Lorsque l'épouse arrive, Clemens lui annonce son sort et se met à l'emmurer. L'enfant commence à pleurer et la mère le console : Il se trouvera toujours de bonnes dames pour l'allaiter et de bons garçons pour le bercer »

Les exégèses : folkloristes, historiens littéraires, stylistes.

Chaque type national de ballade comporte une structuration originale des différents éléments dramatiques, psychologiques, littéraires. Une étude comparative se doit de les analyser soigneusement, aussi bien sous le rapport de la vie du récit, que sur le plan de la stylistique et de la qualité littéraire. Il est évidemment délicat de se prononcer sur la valeur artistique de chaque type national; un tel jugement supposerait outre la parfaite connaissance du hongrois, du roumain et de toutes les langues balkaniques, une profonde familiarité avec leurs littératures populaires et leurs esthétiques propres. Certaines conclusions générales ressortent pourtant du traitement même du matériel folklorique. Sainéan résumait de la sorte le résultat de ses recherches comparatives : <c Sous le rapport de la beauté et de l'originalité relative, les versions serbes et roumaines occupent le premier rang ; les chansons bulgares, par suite de leur forme décousue, donnent l'impression de fragments détachés ; les traditions albanaises sont de pâles imitations des ballades grecques ou serbes, et la chanson macédo roumaine est une reproduction presque littérale de l'une des versions néo‑grecques ; les variantes magyares semblent les échos de la ballade roumaine, tandis que les versions néo­grecques, par suite de certains traits caractéristiques, occupent une place àpart dans cet ensemble de productions poétiques » .

En les classant de cette manière, Sainéan pensait aussi bien à la genèse et àla diffusion des ballades, qu'à leurs mérites littéraires respectifs. Les opinions des savants diffèrent surtout en ce qui concerne la genèse. Politis, Arnaudov, Caraman et, dernièrement, Cocchiara, s'accordent, d'ailleurs pour des raisons différentes, à placer le foyer d'origine en Grèce. Arnaudov fait dériver du type grec les ballades albanaises, bulgares et macédo‑roumaines ; le type serbe des formes albanaise et bulgare; le type roumain des Bulgares et le hongrois des Roumains . Caracostea remarque toutefois qu'Arnaudov parle également de polygenèse, ce qui n'est pas sans assouplir le schéma indiqué. D'autre part, Arnaudov lui‑même avait constaté la circulation réduite de la ballade dans la Bulgarie du Nord. Or, on devrait s'attendre à un phénomène contraire, s'il est vrai que cette région constitue le pont par où la ballade a passé en Roumanie 20. Quoi qu'il en soit, il est sûr que la circulation s'est faite dans les deux sens. D. Gâzdaru a retrouvé le nom de Curtea, écho de Curtea de Arges, dans une variante bulgare, ce qui implique le passage de la forme roumaine au sud du Danube .

Skok est arrivé à des conclusions nettement différentes. Pour lui, les maçons macédo‑roumains ont joué un rôle essentiel dans la création et la diffusion de la ballade. Le savant croate observe que, dans toutes les variantes roumaines, les maçons sont considérés comme des êtres hors du commun ( Manole est un génie qui commerce avec la divinité ») ; en outre, les maçons sont condamnés, par leur métier même, à sacrifier leurs familles, d'où leur sort tragique. L'élaboration poétique de ce motif, estime Skok, ne peut se concevoir que dans un milieu de maçons. Or, ce métier a été exercé dans toute la Péninsule balkanique par des Macédo­Roumains, chez qui les maçons s'appellent goge ; les Macédo‑Roumains s'étaient à ce point identifiés avec le métier de maçon, que le mot macédoroumain goga est devenu, pour les Serbes et les Albanais, synonyme de maçon 22.

Quoi qu'il faille penser de la thèse générale de Skok, il a eu le mérite d'attirer, le premier, l'attention sur le rôle capital des maçons dans la thématisation du rituel des constructions. Les maîtres‑maçons ont conservé jusqu'au siècle dernier des « secrets de métier » d'un incontestable archaïsme. Comme nous le verrons tout à l'heure, les travaux de construction comportent un rituel et un symbolisme qui nous arrivent d'un très lointain passé. Tout métier, mais surtout les métiers de maçon et de forgeron, étaient chargés d'une signification rituelle et d'une symbolique strictement réservées aux «initiés ». Cet étonnant conservatisme s'explique en partie par la profonde résonance que les différentes modalités de «faire », « construire », « bâtir »ont toujours éveillée dans les tréfonds de l'âme humaine. Toute une mythologie du « faire » survit encore, sous des formes multiples et diversement camouflées, dans le comportement de l'homme .

Selon Skok le nom même de Manole confirmerait l'origine roumaine de la ballade . Caraman, au contraire, arrive à la conclusion que cet anthroponyme appartient spécifiquement à l'onomastique néo‑grecque et qu'il est passé en Roumanie avec un phonétisme grec 25. Le nom de Manole serait, en Grèce, le symbole même de l'architecte 26. D'autre part, dans les versions serbo‑croates, le maître‑maçon, Rado, est appelé Neimaru ou Neimare ; on retrouve également le substantif mai mare dans les ballades macédo‑roumaines et bulgares. Or, remarque Caraman, ce motre présente le turc mimar, « architecte », assimilé par les Macédo‑Roumains, grâce à un processus fréquent d'étymologie populaire, au roumain mai mare, mai marlu, « plus grand » 2'. Ce fait nous semble confirmer, au moins en partie, l'hypothèse de Skok sur le rôle des Macédo‑Roumains dans la diffusion de la ballade.

 

Caraman adhère à la thèse de Politis, bien que pour d'autres raisons : pour le savant roumain, l'archaïsme et la simplicité thématique des ballades néo­grecques dénotent que c'est sur le sol de la Grèce que s'est effectué le passage du rituel de construction à la création folklorique littéraire. La perfection des formes roumaines et serbes serait, pour Caraman, une preuve de plus que les Roumains et les Serbes n'ont pas « inventé » la ballade, qu'ils n'ont fait que l'élaborer et en exploiter toutes les virtualités artistiques. Cocchiara rejette ce dernier argument : pour lui, il ne peut pas être question d'un évolutionnisme littéraire, car chaque chanson naît avec son auteur; qui plus est, il ne semble pas convaincu de la supériorité littéraire des formes roumaines .

 

Il est regrettable que l'éminent folkloriste italien n'ait pas connu l'étude comparative et stylistique de Caracostea. Dans des pages pénétrantes, Caracostea a opportunément mis en lumière les qualités artistiques des versions roumaines. Pour lui, c'est dans la forme roumaine que la légende a réalisé sa destinée esthétique, quelles que soient son « origine » et la densité des variantes du Sud‑Est européen. A juste titre, Caracostea souligne le caractère rituel du début de la ballade Curtea de Arges : la recherche d'un lieu propice pour bâtir le monastère 29, tandis que dans toutes les autres formes, l'action commence avec le mytérieux écroulement des murs pendant la nuit. Le regretté critique montre également que dans la forme roumaine Manole reste toujours au centre de l'action, tandis que dans la ballade serbe, par exemple, l'accent tombe sur l'épouse et son amour maternel. Dans la ballade roumaine, la femme accepte avec résignation et même avec sérénité son immolation rituelle; dans d'autres versions de l'Europe sudorientale, l'épouse se lamente et maudit son sort. La ballade du Monastère d'Arges a une suite, qui, contrairement au sentiment de certains folkloristes, n'est pas un hors‑d'œuvre le vol de Manole et sa mort tragique. La mort rend en quelque sorte àManole l'épouse qu'il vient de sacrifier.

 

Mais l'analyse stylistique des ballades n'épuise pas leur richesse. Toute une étude serait à faire sur la structure des univers imaginaires révélés par les différentes créations poétiques. Retenons qu'il est question d'un pont (Grèce, Bulgarie, Macédo‑Roumains), d'une cité (Yougoslavie, Bulgarie, Albanie, Hongrie) ou d'un monastère (Roumanie). Certes, ce choix s'explique en grande partie par l'existence réelle de tels ouvrages

l'imagination populaire a été frappée ici par la présence d'un pont, là par la construction d'un monastère , là encore par l'enceinte d'une cité. Mais une fois ces « objets réels » transfigurés en images, ils n'appartiennent plus àl'univers immédiat, à fonction utilitaire. Délivrées du contexte concret, les images recouvrent leurs dimensions propres et leur symbolisme primordial. Or, dans une ballade, comme dans toute autre création sur le plan de l'imaginaire, on n'a plus affaire à des « objets réels », mais à des images, des archétypes, des symboles. Il serait donc du plus grand intérêt d'étudier dans cette perspective les différents univers de nos ballades. On dégagerait toutes les significations symboliques du Pont (épreuve initiatique, passage périlleux d'un mode d'être à un autre : de la mort à la vie, de la non‑connaissance à l'illumination, de l'immaturité à la maturité, etc.) ; on montrerait ensuite la structure cosmologique de la « Cité», à la fois imago mundi et « Centre du Monde», territoire sacré où est possible la communication entre le Ciel, la Terre et les Enfers : on soulignerait enfin tout le symbolisme cosmologique et paradisiaque du Monastère, en même temps image du Cosmos et de la Jérusalem céleste, de l’Univers dans sa totalité visible et du Paradis.

Ajoutons tout de suite qu'une telle exégèse des images et symboles est validée aujourd'hui aussi bien par l'histoire des religions que par la psychologie des profondeurs. En d'autres termes, l'analyse d'une image et l'explication de son symbolisme, peuvent faire abstraction de la conscience qu'ont ou non de son symbolisme l'individu ou la société véhiculant une telle image. Un symbole délivre son message et remplit sa fonction alors même que sa signification échappe à la conscience 31. Il est d'autant plus remarquable, en ce qui concerne le symbolisme de l'église‑monastère, que celui‑ci était encore perçu et culturellement valorisé par la chrétienneté de l'Europe Orientale, héritière de Byzance. Autrement dit, jusqu'aux tout derniers temps, on était conscient dans l'aire balkano danubienne qu'une église ou un monastère représentaient aussi bien le Cosmos que la Jérusalem céleste ou le Paradis : il y avait, dans le cas, prise de conscience du symbolisme architectonique et iconographique présent dans les bâtiments sacrés, et cette prise de conscience s'opérait aussi bien par la voie de l'expérience religieuse (liturgie) que de la culture traditionnelle (théologie). Plus exactement, il s'agissait d'une revalorisation religieuse historiquement récente (le christianisme) d'un symbolisme archaïque : car le sanctuaire en tant que imago mundi et « Centre du Monde » est déjà attesté dans les cultures paléo‑orientales (Mésopotamie, Égypte, Inde, Chine, etc.) .

 
 
 
 

Rites de construction morphologie et histoire.

 

L'archaïsme des images et symboles présents dans les ballades est abondamment confirmé par les pratiques et les croyances en relation avec les sacrifices de construction. On sait que des croyances semblables se retrouvent un peu partout en Europe, encore qu'elles n'aient pas donné lieu à une littérature populaire comparable à celle du Sud‑Est. II n'y a pas lieu de les rappeler ici. Depuis Jacob Grimm, mais surtout depuis Felix Liebrecht 34, on a recueilli un nombre considérable de légendes, de superstitions et de coutumes plus ou moins directement tributaires des rituels de construction. Une vaste enquête avait paru dans la Revue des Traditions Populaires àpartir de 1890 ; Paul Sébillot, G. L. Gomme, R. Andree, E. Westermarck, d'autres encore, ont publié des contributions d'orientations diverses; de son côté, Paul Sartori a établi, en 1898, un très riche dossier 35. Ces matériaux ont été utilisés et complétés par nous en 1943 et par Cocchiara dans son étude de 1950 3s. En l'occurrence, rappelons seulement que le motif d'une construction dont l'achèvement exige un sacrifice humain, est attesté en Scandinavie et chez les Finnois, les Lettons et les Estoniens 3', chez les Russes et les Ukrainiens 38, chez les

 
 

Un épisode célèbre est celui rapporté par le moine armoricain Nennius (deuxième moitié du xe siècle) dans son Historia Britonum (ch. 18) : comme la forteresse que bâtissait le roi Gorthigern s'écroulait chaque nuit, les druides lui conseillèrent de l'arroser avec le sang d'un enfant <c sans père », ce que le roi fit 43. Selon la Vie de saint Columban, écrite par saint Adamnan, un sacrifice analogue aurait été pratiqué par Columban (Columkille) lorsqu'il bâtit l'église de Hy 44.

 

Précisons que de telles croyances et légendes étaient solidaires d'un scénario rituel : qu'il s'agisse d'une effigie humaine ou de l' « ombre » d'une victime, ou qu'on eût recours à l'une des innombrables formes de sacrifice par substitution (immolation d'un animal sur les fondations ou lorsqu'on pénétrait pour la première fois dans la maison), un sacrifice sanglant assurait toujours la solidité et la durée d'un bâtiment. Ce n'est pas le lieu de discuter le problème du sacrifice par substitution, qui présente certains aspects encore obscurs 45. Il suffira de rappeler que la découverte des squelettes dans les fondations des sanctuaires et des palais dans le Proche Orient ancien, dans l'Italie préhistorique et ailleurs, met hors de doute la réalité de tels sacrifices 46. La présence des effigies ou des symboles, dans les fondations, atteste en outre les diverses modalités de la substitution des victimes.

 

Sous la forme de rituel atténué, de légende ou de vagues croyances, on retrouve les sacrifices de construction un peu partout à travers le monde. On a recueilli un assez grand nombre de faits dans l'Inde moderne, où la croyance a eu sûrement une réalité rituelle dans les temps anciens 4'. On rencontre des sacrifices semblables dans les cultures méso‑américaines 48, mais aussi en Océanie et en Polynésie 49, en Indochine 5°, en Chine 51 et au japon 52. Il faut accorder une mention spéciale au sacrifice de fondation des villages chez les Mandés du Soudan, rituel complexe, amplement étudié par Frobenius, et dont le symbolisme n'est pas sans rappeler le symbolisme implicite de la fondation de Rome 53. Évidemment, des études particulières doivent préciser, dans chaque cas, dans quelle mesure l'immolation des victimes est rituellement attestée et dans quelle mesure nous avons affaire à des légendes et à des superstitions.

 

Un gros volume serait nécessaire pour exposer et discuter convenablement les multiples aspects que ce type de sacrifice a revêtus à travers les âges et dans des contextes culturels différents. Pour être bref, disons que tous ces aspects dépendent en dernière instance d'une idéologie commune, qu'on pourrait résumer de la façon suivante : pour durer, une construction (maison, ouvrage technique, mais aussi ceuvre spirituelle) doit être animée, c'est‑à‑dire recevoir à la fois une vie et une âme. Le « transfert » de l'âme n'est possible que par la voie d'un sacrifice ; en d'autres termes, par une mort violente. On peut même dire que la victime poursuit son existence après la mort, non plus dans son corps physique, mais dans le nouveau corps ‑ la construction ‑ qu'elle a « animée » par son immolation; on peut parler même d'un « corps architectonique » substitué au corps charnel. Le transfert rituel de la vie par le moyen du sacrifice ne se limite point aux constructions (temples, cités, ponts, maisons) et aux objets utilitaires 55 : on immole également des victimes humaines pour assurer le succès d'une opération 56, ou même la durée historique d'une entreprise spirituelle 5'.

 

Sacrifices sanglants et mythes cosmogoniques.

 

Le modèle exemplaire de toutes ces formes de sacrifice est très vraisemblablement un mythe cosmogonique, à savoir celui qui explique la création par la mise à mort d'un Géant primordial (type Ymir, Purusa, P'an­ku) : ses organes donnent naissance aux différentes régions cosmiques. Ce motif a connu une diffusion prodigieuse : elle est spécialement intense dans l'Asie orientale 511. On sait que le mythe cosmogonique est, en général, le modèle de tous les mythes et rites se rapportant à un « faire », à une oeuvre », à une « création ». Le motif mythique d'une « naissance > provoquée par l'immolation se retrouve dans des contextes innombrables : ce n'est pas seulement le Cosmos qui prend naissance à la suite de l'immolation d'un Être primordial et de sa propre substance, ce sont aussi les plantes alimentaires, les races humaines, ou les différentes classes sociales 59. Célèbres entre tous sont les mythes de l'Indonésie et de l'Océanie qui nous racontent l'immolation volontaire d'une Femme ou d'une Jeune Fille en vue de produire de leur propre corps les diverses espèces alimentaires.

 

C'est dans cet horizon mythique qu'il faut chercher la source spirituelle de nos rites de construction. Si l'on se rappelle en outre que, pour les sociétés traditionnelles, l'habitation était une imago mundi, il ressort encore plus nettement que tout travail de fondation reproduisait symboliquement la cosmogonie. La signification cosmique de l'habitation humaine était renforcée par le symbolisme du Centre; car, comme on commence à le voir mieux aujourd'hui, toute maison ‑ a fortiori, tout palais, temple, cité ‑ était censée se trouver au « Centre du Monde » 67. Nous avons montré dans quelques travaux récents que l'homologation maison‑Cosmos (sous des multiples variantes : la tente assimilée à la voûte céleste, le piquet à l'axis mundi, etc.) est une des notes spécifiques des cultures des chasseurs et des pasteurs nomades de l'Amérique, de l'Asie septentrionale et centrale et de l'Afrique 62. Mais la notion d'un « Centre » par où passe l'axis mundi et qui, par conséquent, rend possible la communication entre le Ciel et la Terre, se retrouve déjà à un stade plus ancien de culture. Les Australiens Achilpa emportent toujours dans leurs pérégrinations un poteau sacré et déterminent la direction à suivre d'après son inclinaison. Le mythe raconte que l'être divin Numbakula, après avoir « cosmisé » le territoire des futurs Achilpa, créé leur Ancêtre et fondé leurs institutions, disparut de la manière suivante : du tronc d'un gommier il façonna le poteau sacré, l'oignit avec du sang et y grimpa jusqu'au ciel. Le poteau sacré représente l'axe cosmique et l'installation dans un territoire équivaut àune « cosmisation » à partir d'un centre d'irradiation. Autrement dit les Achilpa, malgré leur continuels déplacements, ne s'éloignent jamais du «Centre du Monde » ils sont toujours « centrés » et en communication avec le Ciel où a disparu Numbakula

 

On est fondé à distinguer deux conceptions touchant la fonction religieuse de l'habitation humaine : z) la plus ancienne, attestée chez les peuples chasseurs et pasteurs‑nomades, consacre l'habitation et, en général, le territoire habité, en les assimilant au Cosmos moyennant le symbolisme du «Centre du Monde » ; 2) l'autre conception, plus récente (elle se fait jour dans les sociétés des paléo‑cultivateurs, les Urpflanzer), comporte, nous venons de le voir, la répétition du mythe cosmogonique : du fait que le monde (ou les plantes nourricières, les hommes, etc.) a pris naissance par le sacrifice primordial d'un Être divin, toute construction demande l'immolation d'une victime. On remarquera que, dans l'horizon spirituel propre à cette dernière conception, la substance même de la victime 64 se transforme dans les êtres ou les objets issus d'elle‑même à la suite de sa mort violente. Dans tel mythe, les montagnes sont les os du Géant primordial, les nuages sont son cerveau, etc. ; dans tel autre, la noix de coco est la chair même de la jeune Fille Hainuwele. Au niveau des rites de construction, ainsi qu'on l'a vu, l'être immolé retrouve un nouveau corps : c'est le bâtiment même qu'il a rendu «vivant », donc durable, par sa mort violente. Dans tous ces mythes, la mort violente est créatrice.

 

Du point de vue de l'histoire culturelle, c'est dans la conception des paléo­cultivateurs qu'il faut ranger les rites sanglants de construction. Ad. E. Jensen est arrivé à une conclusion semblable, en se basant surtout sur les rites qui accompagnent l'érection de la « maison d'hommes » (darimo) chez les Kiwai 65. D'après Landtmann, la cérémonie se déroule comme suit

 

lorsqu'on décide la construction d'un dârimo, le village porte son choix sur un couple de vieux dont on avise le fils aîné ; il est rare que celui‑ci refuse : il se barbouille le visage avec de la boue et se met à pleurer ses vieux parents, car c'est la croyance commune que ces derniers ne survivront point à l'achèvement du bâtiment. Le vieux reçoit le nom de < père du darimo », et la vieille de « femme brûlante ». Ce sont eux qui remplissent le rôle principal dans la construction de la maison cultuelle. Ce travail comporte l'érection d'un pilier central, son onction avec le sang d'un ennemi et, surtout, l'immolation d'un prisonnier, car une maison cultuelle neuve n'est pas propre à l'usage avant un tel sacrifice . Le mythe qui fonde et justifie ce rituel raconte comment la divinité immolée in illo tempore devint le premier mort (le premier qui entreprit le voyage d'outre‑tombe) et se métamorphosa en royaume des morts : darimo,la maison cultuelle, est la reproduction terrestre de l'au‑delà. Selon Jensen, le rite kiwai représenterait l'archétype du Bauopfer f et toutes les autres formes de sacrifice de construction que l'on retrouve dans le monde seraient solidaires de ce modèle exemplaire. Il nous semble difficile de le suivre si loin. Nous croyons que le rite kiwai représente plutôt une variante déjà spécialisée du scénario originel, qui ne comportait que les moments suivants : immolation d'un être divin, suivie d'une « création », c'est‑à‑dire de sa métamorphose dans une substance ou une forme qui n'existaient pas auparavant. La séquence kiwai, et notamment : l'immolation de la divinité, sa transformation dans le royaume des morts et la reproduction de celui‑ci dans la maison cultuelle, présente déjà une amplification du schéma originel.

 

Archaïsme et survivance.

 

Quoi qu'il soit de la version kiwai, les sacrifices sanglants de construction appartiennent très vraisemblablement, en tant que phénomènes historico-culturels, au monde spirituel des paléo cultivateurs. Est‑ce à dire que partout où l'on retrouve des rites pareils, on a affaire à des vestiges transmis sans solution de continuité depuis ces temps reculés ? Non pas. Et pas davantage que la présence du Bauop f re dans une culture quelconque implique nécessairement l'appartenance totale de cette culture au niveau des paléo cultivateurs. Dans nombre de cas, les rites ou les mythes ont passé d'un peuple à l'autre et d'une époque historique à l'autre, sans entraîner une transmission de la culture originelle impliquée par de tels rites et mythes. Il y a plus important, à notre sens, que les précisions que l'on peut apporter sur l'âge de telles croyances, c'est le fait que certaines cultures ou certains peuples ont choisi ou ont conservé telle ou telle vision du monde, tandis que d'autres l'ont rejetée ou l'ont assez vite oubliée. Nous voulons dire qu'établir l'origine, l'âge et les vicissitudes historiques d'une croyance ou d'un complexe culturel, ne suffit ni pour les comprendre en tant que phénomènes spirituels, ni pour rendre intelligible leur histoire. Deux autres problèmes se posent immédiatement qui nous semblent tout aussi importants : a) quelle est la vraie signification de toutes ces croyances et de tous ces complexes culturels ? ; b) pour quelle raison telle culture ou tel peuple les ont conservés, élaborés et enrichis ? Questions difficiles, auxquelles on ne peut pas toujours apporter une réponse satisfaisante, mais que l'on ne doit pas oublier lorsqu'on veut écrire même la plus modeste page d'une histoire spirituelle.

 

Pour revenir à nos ballades balkano danubiennes : l'archaïsme de leurs motifs et de leurs images ressort encore plus nettement après tout ce que nous venons de dire. L'Épouse qui accepte d'être immolée pour qu'un édifice puisse s'élever sur son propre corps, représente sans aucun doute le scénario d'un mythe primordial; primordial en ce sens qu'il rapporte une création spirituelle qui précède de beaucoup les époques protohistoriques et historiques des peuples du Sud-est européen. Il est encore trop tôt pour essayer de préciser comment et par quelles voies ce scénario mythico rituel est arrivé à survivre dans le Sud‑Est. Pourtant nous disposons de plusieurs faits susceptibles d'expliquer l'archaïsme de ces créations poétiques populaires balkano danubiennes. Ce sont les suivants : z) les pays balkano­ danubiens sont les seuls où le sacrifice de construction a donné naissance à de remarquables créations littéraires populaires ; 2) la rareté de légendes similaires chez les Russes, les Polonais et les Ukrainiens, semble exclure l'hypothèse d'une origine slave de ce motif littéraire; 3) les Roumains et tous les peuples balkaniques conservent un substrat commun, hérité des Thraces (et qui constitue, d'ailleurs, le principal élément d'unité de toute la Péninsule balkanique) ; 4) d'autres éléments culturels communs à tous les peuples balkaniques semblent encore plus anciens que l'héritage géto­thrace, présentant un faciès pré indo européen s' ; 5) il faut tenir compte, enfin, que les Thraces et les Cimmériens participaient à une culture protohistorique dont les irradiations successives ont traversé l'Asie Centrale et ont suscité l'apparition de nouveaux faciès culturels aux bords de la Mer de Chine et à Dong Son .

 

Il ne faut pas se laisser abuser par la « contemporanéité » du folklore : maintes fois, des croyances et des coutumes encore vivantes dans certaines régions éminemment conservatrices de l'Europe (parmi lesquelles il faut toujours ranger les Balkans et la Roumanie) révèlent des strates de culture plus archaïque que celle représentée, par exemple, par les mythologies CC classiques » grecque et romaine. La chose est particulièrement évidente pour tout ce qui concerne les coutumes et le comportement magico religieux des chasseurs et des pasteurs. Mais même chez les agriculteurs de l'Europe Centrale contemporaine on a pu montrer à quel point se sont conservés des fragments importants des mythes et des rituels préhistoriques 69. Les recherches systématiques dans le domaine de la palethnologie roumaine et balkanique sont encore à faire ; il est pourtant déjà acquis qu'un certain nombre d'éléments culturels pré indo-européens et paléo indo européens s'y sont mieux conservés que partout ailleurs en Europe (exception, peut‑être, de l'Irlande et des Pyrénées).

 

Il n'est pas toujours possible de reconstituer toutes les phases traversées par une conception religieuse avant de se cristalliser dans des créations artistiques populaires. Aussi bien, comme nous l'avons dit, l'intérêt de la recherche ne réside‑t‑il pas là. Il est autrement important de bien comprendre l'univers spirituel originel où se sont constituées de telles conceptions religieuses primordiales qui, malgré les nombreuses revalorisations religieuses (dont la dernière, le christianisme, a été également la plus radicale), ont néanmoins survécu au moins sous forme de «superstitions», de croyances populaires chargées d'images et de symboles d'une extrême antiquité. L'adhésion d'un peuple à tel ou tel scénario mythique, à telle ou telle image exemplaire, en dit beaucoup plus sur son âme profonde que nombre de ses exploits historiques. Il n'est pas indifférent pour la compréhension des peuples du Sud-est européen qu'ils aient été les seuls à créer les chefs‑d'oeuvre de leurs littératures orales sur la base d'un scénario rituel aussi archaïque. D. Caracostea croyait pouvoir démontrer que, parmi toutes ces productions folkloriques, la ballade roumaine du Maître Manole était artistiquement la mieux venue. Même si certains balkanologues et folkloristes ne partagent pas ce jugement, il reste ‑ et le fait est d'importance ‑ que dans aucune autre littérature orale balkanique, la ballade du sacrifice de construction ne compte comme un chef‑d'oeuvre. Or, on accorde que le sommet de la poésie populaire roumaine est constitué justement par la ballade du Maître Manole et par la Mioritza (voir plus bas, chapitre viii). Il est significatif que ces deux créations du génie poétique roumain ont comme motif dramatique une a mort violente » sereinement acceptée. On peut discuter à l'infini si cette conception dérive directement ou non de la fameuse joie de mourir des Gètes. Toujours est‑il que le folklore poétique roumain n'a jamais réussi à dépasser ces deux chefs‑d'oeuvre élaborés autour de l'idée de la mort créatrice et de la mort sereinement acceptée.

 
1955
 
 
 

                                                             Mircea Eliade

                                  « de la Zamolxes la Gengis- Khan »

 
 
 
Editure Payot
Copyright Payot 1970


 


 

  

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